Langue des phéniciens, ma langue libanaise,
Dont la lettre est sans voix sous les caveaux plombés,
Langue de l’âge d’or, toi qui fus la genèse
De tous
les alphabets ;
Toi qui des flancs d’un dieu déchiré de blessures,
Ainsi qu’Eve d’Adam, et que Vénus des flots,
Du sang frais d’Adonis as tiré l’écriture,
Et le culte des mots ;
Toi qui pris du soleil qui traversait nos cèdres,
Et jetait sur le sol les signaux de l’azur,
Cette fleur dont Racine un jour devait dans Phèdre,
Nous donner le fruit mûr ;
Langue de mon pays, ô première figure
De proue, à l’horizon de l’univers ancien,
Toi qui gonflais d’orgueil la voile et l’aventure
Des aïeux phéniciens ;
Toi qui semas l’Idée aux quatre coins du monde,
Comme on répand les blés dans la stupeur des champs,
Et comme Dieu prodigue, au sein des nuits profondes,
Ses plus purs diamants ;
Langue par qui l’étoile, à jamais "phénicienne",
Fut enseignée jadis à mes premières sœurs,
Avant que dans ta pourpre et ton sang, ne se teigne
Le fer de l’oppresseur ;
Je te cherche en vain le long de nos rivages,
Dans le golfe où la nymphe a baigné Cupidon,
Sur les stèles d’Amrith, et dans les sarcophages
De
Tyr et de
Sidon
;
Mais nul n’entendra plus ton rythme et tes vocables
Tes syllabes, ton souffle et ton accent du miel,
Depuis que les héros qui vivaient dans tes fables
Sont remontés au ciel ;
Nul ne peut plus entendre, ô langue des ancêtres,
Les départs des marins d’Arad et de
Byblos,
Ni les chants des rameurs, ni les hymnes des prêtres,
D’Eleuthère à Bélos ;
Nul ne suit plus la trace et l’odorant sillage
Qu’ont laissé dans nos prés les pieds nus de Vénus ;
Nul ne lit son symbole au creux des coquillages,
Ni sur les papyrus ;
Nul ne voit plus surgir du secret de son antre
Celle dont les cheveux étaient lourds de baisers ;
Dont le sel du nombril, sur la nacre du ventre,
Semble un astre épuisé ;
Nul ne tient par la main la ronde échevelée
Dont les reins n’étaient ceints que d’un rinceau d’iris ;
L’encens ne brûle plus vers l’ombre inconsolée
De l’ardente Kypris
Nul n’entend les soupirs des brunes jeunes filles
Qu’Eros écartelait d’un désir frémissant,
Ni les tendres béliers, sur les gorges qui brillent,
D’un bel adolescent
Nul n’entend la rumeur de la forêt marine
Qui poussait dans nos eaux ses vergues et ses mâts,
Ni la danse où les seins nus de nos ballerines
Embaumaient nos climats ;
Nul n’entend plus les cris des vierges amoureuses
D’Adloun et de Paphos, de Béryte et d’Acco ;
Dans les grottes d’Afka, les sanglots des pleureuses
N’éveillent plus d’échos ;
Nul ne vient, que d’ailleurs, apporter son offrande
Au charme qui demeure à l’ombre des hauts lieux,
Ni revoir, sur le soir, passer la sarabande
Des races et des dieux ;
La Présence est partout, éclatante et vermeille,
Mais nul ne s’ouvre plus à ses torrents dorés,
L’Orgie est suspendue aux grappes de nos treilles,
Et nul n’est enivré ;
Nul ne sait éprouver ce contact du mystère,
Nil ce rapport de l’homme avec le surhumain,
Ce sens qui nous projette au-delà de la terre,
Comme sur un tremplin ;
Nul transport ne nous mêle aux jaillissants délires
Dont l’invisible Olympe emplit notre univers ;
Les dieux n’inspirent plus aux accords de nos lyres
Leur rire et leurs concerts ;
Les sirènes des eaux, qu’unit le paysage
Aux dryades des bois, aux nymphes de la mer,
Ne viennent plus confondre en nos yeux leurs visages,
Ni leur sang dans nos chairs ;
Dans le site exalté, dont la source prolonge
Leurs plaisirs convulsés et leurs gémissements,
La caverne héroïque où s’accomplit le Songe
Ne reçoit plus d’amants ;
Vidé par la minute où le physique abdique,
Révulsé sous la dent des sombres voluptés,
Le cœur n’est plus jamais, en proie au feu mystique,
Par l’Occulte habité ;
Flagellés et brûlés de sanglantes délices,
Les sens ne dansent plus au fouet qui les meurtrit,
Et le souffle refuse, au comble des supplices,
D’exonérer l’Esprit ;
Absente, absolument absente de notre âme,
Cette extrême puissance où l’on tombe à genoux,
Pour recevoir des Cieux la rosée et la flamme
Qui descendaient en nous ;
Nul ne célèbre plus la splendeur de vos têtes,
Ô Baal et Melkart, El, Ashmoun et Thammour
Qu’invoquaient en tremblant en les rois et les suffètes,
Dans vos temples d’amour ;
Nul ne pourra dicter, ainsi qu’ont fait nos pères
Qui partaient sur un bois taillé dans nos forêts,
Quelque neuve Odyssée à quelque aveugle d’Homère
Qu’embrasse u feu sacré ;
Nul cantique ne monte en aucune coupole
Qui protégeait le rite et les jeux d’Astarté ;
L’espoir n’entonne plus, vainqueur des nécropoles,
D’appels à la Clarté !
Nul ne sait plus que c’est notre horoscope
Qui luisait au berceau de l’antique univers ;
Qu’Agénor, notre roi, fut le père
d’Europe
Qu’enleva Jupiter
Nul ne sait que son fils, Cadmus, fut cet éphèbe
Qui partit sans retour auprès les fugitifs ;
Qu’il prit la Béotie et fit construire Thèbes,
D’où Pindare est natif ;
Que les cieux conjurés, au dire d’Hérodote,
Ravirent notre Io, la fille d’Inachos,
Lorsque nous explorions, avant les Argonautes,
Cythérée et Thasos ;
Que nos vaillants aïeux disputaient à Mercure,
A Jupiter lui-même, à Junon et Argus,
Cette Io qui devint mère de la nature
Et porta le Lotus ;
Et qui porta le sistre et le globe lunaire,
Et dont l’œil est de face au centre du profil,
Et qui devint Isis, qui féconda la terre,
Et régna sur le Nil ;
Qu’un oiseau phénicien, qui fut un dieu d’Egypte,
Le Phénix, qui couvait ses œufs dans le soleil,
Dont la crête écarlate illuminait les cryptes
D’un brasier de vermeil,
Et qui se consommait lui-même de ses flammes,
Renaissait de sa cendre et triomphant du sort,
A signifié la Vie éternelle de l’âme,
Au défi de la mort ;
Nul ne sait qu’Amastar, reine de Sidonie,
Prêtresse d’Oukourtoum, mère
d’Echmounazar,
Instaurait autrefois en Mésopotamie
Les mystères d’Istar;
D’Istar, notre Astaroth, dont s’écartent les lèvres,
Dont la langue est visible, et semble humide encor
Des douces voluptés qui fondent de leurs fièvres
L’ivoire de son corps ;
Comment d’un rituel venu de Phénicie,
Ninive et Babylone ont fait leurs tables d’or ;
Comment devant nos dieux, s’incline et officie
Nabuchodonosor ;
Celui-là qui devait raser la Palestine,
Assujettir l’Egypte, et pourtant consentir
A piétiner treize ans sous nos murs, où s’obstine
A lui résister Tyr ;
Comment l’Enou disait, aux clameurs de l’ivresse,
Livrant à notre Phal une vierge en émoi ;
"Prends sa sève sans honte, afin de sa jeunesse
S’épanouisse en toi" ;
Que Quinte-Curce écrit, bien après Diodore,
Que les fameux jardins, dits de Sémiramis,
Qui dominaient Assur des hauteurs de l’aurore,
Furent conduits jadis
Par un roi de chez nous, qui conquit l’Assyrie,
Et pour plaire à sa reine, en ce désert perdu,
Construit sur l’Euphrate, ainsi qu’en leur patrie,
Ces jardins suspendus ;
Qu’un marché phénicien, sur le cap d’Argolide,
Jeta les premiers dés de la chance des Grecs,
Dont les purs Parthénons prirent leurs jets splendides
Aux lignes de Balbeck ;
Que l’ovule et l’acanthe, que le feston cubique,
Et la frise ondulée ainsi que l’océan,
Et le style immortel du décor hellénique,
Viennent de nos parents ;
Puisque dans les débris des plus hauts millénaires
Dont notre sol retient les mystères jaloux,
C’est identiquement leur élégance austère
Qu’on voit sur nos cailloux ;
Nul ne cherche plus rien au fond des hypogées,
Où le verre irisé contenait le parfum
Et les pleurs que versaient nos belles affligées
Sur leur amour défunt !